Jeanne d’Arc, vraie femme et vraie chef
Il est des figures de vitrail dont on a parfois du mal à circonscrire l’humanité. Les siècles aidants, en dépit des textes très précis de son procès, on a fait de Jeanne d’Arc une figure de légende, mi-homme, mi-femme, chef de guerre sans épée aux pouvoirs suspects. Après l’avoir brûlée, l’Eglise l’a canonisé en différé, comme si sa personnalité était trop riche pour que la machine à proclamer le sacré puisse réussir à la caser. Sorcière, héroïne, sainte… quelle est, à distance des images d’Epinal, la réalité incarnée de Jeanne ?
Une âme à l’écoute
Ce qui frappe chez Jeanne, bien avant le combat, c’est l’écoute intérieure. La jeune fille qui vit sans malice ni retenue les inspirations de son temps est une âme précoce. Au secret de ses pas, dans la ronde autour des arbres séculaires, sur les chemins de Domrémy ou « dans le jardin de son père », Jeanne s’interroge. Elle a soif de sens, de lumière, de service. Dieu la choisit bien sûr, il y a là une grâce. Mais il m’est d’avis que Dieu n’a pas choisi Jeanne pour rien. Il y a chez elle une pureté d’intention et une clarté de tempérament qui parle à tout le monde, au Ciel et sur la terre. On imagine aisément la pucelle en quelque endroit caché, assise ou cheminant, et se laissant guider au calme par un besoin de solitude et de mystère. Toute son inspiration future aux côtés des grands de ce monde puise au remplissage de ses jeunes années aux sources du silence.
Un instinct sûr
Jeanne a beau être introvertie, elle n’en est pas moins concrète. Elle ne rêve pas, elle entre dans le combat. Ses voix l’aiguillonnent mais c’est bien elle qui prend en main les moyens de faire déboucher la mission qu’on lui a confiée. Elle prend manifestement sur elle quand il s’agit de plaider sa cause en public et semble en revanche tout à son naturel quand il s’agit d’entrevoir l’action. Elle sent, avec une acuité qui déroutera jusqu’à ses juges, le lieu où se joue l’enjeu de la séquence en cours. Au moment de sa rencontre avec Charles VII à Chinon, elle traverse la foule des courtisans, l’un d’entre eux ayant même pris place sur le trône, pour aller jusqu’au roi et lui porter un message intime qui enclenche définitivement sa confiance perdue en sa propre légitimité.
Elle fait ensuite converger l’action du souverain vers Orléans, car la France a besoin de victoire, puis vers Reims — en territoire hostile — pour le faire couronner, car la France a besoin de sacré. Aide céleste diront certains ? Peut-être, mais aussi très sûr instinct. N’avons-nous pas, chacun, des voix à écouter ? Et marier ainsi ses motions intérieures à l’instinct du terrain, n’est-ce pas faire œuvre de discernement (donc de décision) ?
Entêtement et doute
Les décisions de Jeanne ne sont pas dépourvues d’erreur. C’est ce qui rend humaine d’ailleurs sa trajectoire. Or c’est sur une trajectoire que l’on juge un chef : les plans parfaits ne résistent pas aux aléas de la réalité. Jeanne d’Arc met toute son énergie dans ce qu’elle a décidé avec clairvoyance. Elle concentre ses efforts sur ce qui garantit l’avancée collective. Et elle est ainsi une remarquable pourvoyeuse de victoires. Mais elle passe aussi par des doutes terribles, quand ses juges la tourmentent sur ses habits d’homme notamment, quand elle est prisonnière, quand on la fait attendre avant de la présenter au roi. Un chef n’est pas omniscient, mais il fait mouliner en lui les événements pour leur trouver une portée, même et surtout s’ils sont contrariants.
Une irrésistible inspiration
Frêle, inexpérimentée, non instruite, Jeanne d’Arc ne cesse pas pourtant d’inspirer et d’entrainer. Elle porte en elle ce que ses voix déposent de divin mais, à hauteur humaine, elle respire aussi ce bon sens calme, prodigieusement percutant, qui fait qu’on veut la suivre. Ce n’est pas par le discours que Jeanne est un chef mais par la clarté de ses vues et de son jugement. Quelle déculottée de vérité donne-t-elle à ses juges !
— Croyez-vous être en état de grâce ? lui demandent-ils.
— Si je n’y suis pas, Dieu veuille m’y mettre, si j’y suis, Dieu veuille m’y tenir.
— Saint Michel était-il nu ?
— Pensez-vous que Dieu n’ait pas de quoi le vêtir ?
— Dieu hait-il les Anglais ?
— De l’amour ou de la haine que Dieu a pour les Anglais, je n’en sais rien ; mais je sais bien qu’ils seront tous boutés hors de France, excepté ceux qui y périront.
C’est un festival de justesse face à la bêtise prétentieuse et mesquine. Jeanne fait vibrer ce qu’il y a de plus fécond dans un chef en action : la réduction des débats vains à leur portée pratique, des échauffements de l’esprit à la simplicité de la vie. Et cette fraicheur engage, irrésistiblement.
Verticalité
C’est par son intelligence de la vie que Jeanne d’Arc, chef incontestable, est aussi profondément femme. C’est l’erreur de ce siècle de vouloir faire des femmes des « hommes comme les autres ». Le règne féminin est vertical. Il hisse vers le spirituel, certes, mais pas exclusivement : il enracine surtout dans la profondeur du vivant. Il redonne au temps son juste cours, il permet l’incarnation que bouscule fréquemment la conquête masculine, impatiente d’aller plus loin. Jeanne a le sens de l’être individuel et collectif, royal et national. On s’indigne que les femmes soient souvent secondes dans les organigrammes : elles sont secondes dans l’action parce qu’elles sont généralement moins soucieuses des idées que de leur incarnation.
Elles préfèrent se mettre au lieu discret de la réalisation effective plutôt qu’au lieu apparent du lancement, dont elles apprécient ce-faisant qu’il soit pris en main par les hommes. La reine Clotilde a sans doute fait davantage que son époux Clovis pour que la future France s’extraie du temps des barbares. A notre époque où les chiffres sont rois, il faut un contrepoids des profondeurs que le leadership féminin doit revendiquer avec force. Jeanne a su imposer à la fébrilité attentiste puis débridée de Charles VII la marche lente de l’essentiel invisible. Il lui doit que son titre de « victorieux » ne se réduise pas à une liste de bataille gagnées mais traduise la moisson visible d’une France réconciliée avec son souffle et sa vitalité.
François BERT
Saint-Cyrien, ancien officier parachutiste à la Légion étrangère et créateur en 2011 d’Edelweiss RH, François BERT accompagne les dirigeants dans leurs décisions humaines, stratégiques et opérationnelles. Il a fondé en 2019 l’Ecole du Discernement au profit des décideurs publics et privés.
Après un essai en 2016, Le temps des chefs est venu, et un roman de management sur la Grande Guerre en 2018, Cote 418 , il explore dans Les feux de Notre-Dame, second roman tout juste paru, les leviers intimes de la résilience personnelle et nationale.
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